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LE RETOUR DU BOOMERANG (La Lettre N°143)

Une histoire merveilleuse et rigoureusement authentique

dimanche 26 juillet 2009, par Bernard SENET

De temps en temps en médecine, nous avons quelques belles histoires. En voici une qui vient de nos amis canadiens. Merci à Marcel BOULANGER de nous avoir autorisé à la publier !

J’ai commencé ma carrière médicale en 1954 comme médecin de famille à l’Isletville, gros village qui abritait plusieurs industries, dont une fonderie avec ses fameux poêles à bois, et des environs entièrement agricoles. Je desservais un territoire qui, vers le Sud, était à la limite de la frontière américaine. La route de terre reliant les villages n’était pas toujours tendre pour mes pare-brises.

Chaque Mercredi, je faisais de la consultation au bureau du secrétaire de la municipalité de St-Cyrille, rendant ainsi service aux clients pour qui le déplacement, surtout en hiver, était difficile et onéreux.

Or, un midi de Décembre 1956, je reçois un message de me rendre sans faute, avant mon bureau, auprès d’un enfant malade. Les rangs* n’étant pas déneigés à cette époque, j’emprunte la grosse motoneige à chenille du taxi du village (il m’avait enseigné à piloter l’engin) pour me rendre auprès du patient. J’y trouve un garçonnet d’une dizaine d’années en choc infectieux par péritonite. L’opération s’impose d’urgence. J’embarque l’enfant dans la motoneige, retourne à ma voiture et le mène à l’hôpital, à 50 kms de là, où je mobilise sans délai l’équipe chirurgicale. C’est ainsi que les choses se faisaient à l’époque, le médecin compensant l’absence d’ambulance. Cette histoire est d’une banalité caractérisée, on est en droit de se demander pourquoi je la raconte.

UNE INVITATION

46 ans plus tard, en Janvier 2002, je reçois un appel du directeur général de l’Hôtel-Dieu de Montmagny, qui me transmet une invitation de la part du président d’honneur de sa fondation à assister à un banquet-bénéfice. L’invitation m’étonne, mais la perspective d’un retour à ma ville natale et aux lieux de mes débuts me sourit. J’accepte avec plaisir, intrigué, car le nom de ce président ne me dit rien. Pour confirmer ma présence, une secrétaire rappellera quelques jours avant. Peu méfiant de nature, je cessai de chercher des raisons à cette insistance.

Le jour fixé, je me présente à l’école Caseau, où le repas gastronomique préparé par les élèves du programme local de restauration hôtelière sera servi après le cocktail d’accueil. J’y suis accueilli par le directeur de l’hôpital, qui me présente au président d’honneur de la soirée dont ni le nom, ni la personne ne me révèlent rien. Je suis de plus en plus perplexe. Nous avons, ma femme et moi, le plaisir de rencontrer d’anciens patients du temps de ma pratique à l’Isletville et de nous remémorer cette importante période de notre vie domestique et professionnelle. A table, le président nous raconte l’histoire suivante.

Le 19 Décembre 1956, à l’heure du midi, vous êtes venu me voir à la demande de mes parents dans le 6ème rang*. Vous avez rapidement jugé que je devais être opéré d’urgence et m’avez amené vous-même à l’Hôtel-Dieu. Je ne m’étais jamais éloigné seul à plus de 500 mètres de la maison, et là, je me croyais arraché à jamais à ma famille par un étranger qui m’emportait sans explication. Je me souviens ensuite de m’être éveillé dans un lit d’hôpital, comme je le craignais séparé de ma famille. Dans ma tête d’enfant, je me disais que nous étions si nombreux à la maison que mes parents ne s’apercevraient pas qu’il en manquait un et que je ne les reverrai plus. J’ai eu beaucoup de temps pour nourrir ces sombres pensées, car ce n’est que huit jours plus tard que mon frère et une de mes sœurs ont pu me rendre visite.

Je me souviens du sourire d’une religieuse et de vous qui veniez me visiter durant ces quelques jours de profonde angoisse d’un enfant qui se croit abandonné. Quand le 31 Décembre, vous m’avez annoncé que vous me rameniez à la maison, j’ai eu peine à le croire. Mais alors quel bonheur en rentrant chez moi : j’ai fait le tour de la maison, entrant dans chaque pièce,tous ces endroits familiers que je pensais ne jamais revoir. J’ai compris alors qu’il faut apprécier chaque instant de bonheur et ce qui le constitue, la chaleur du foyer, les présences aimées autour de soi, les lieux, le cocon si modeste soit-il qui abrite et protège ce bonheur.

Grâce à vous, qui m’avez sauvé la vie, j’ai pu continuer mes études primaires puis techniques et gravir les échelons dans une usine. Ayant eu depuis ce temps une vie formidable remplie de bonheur maintenant couronnée d’une retraite heureuse, je me disais que je devais tout cela à celui qui était venu au fond du rang, sans doute gratuitement, cueillir un petit bonhomme malade et qui, quelques jours plus tard, l’avait ramené sain et sauf parmi les siens. J’ai longtemps été poursuivi par un devoir de mémoire, et je veux m’en acquitter de mon vivant et du vôtre.

UN BRONZE EN RECONNAISSANCE

J’étais sidéré. Pour ma part, j’avais complètement oublié cet évènement qui faisait partie du quotidien du médecin de campagne de l’époque. A la fin du repas, mon hôte nous conduit dans une pièce attenante décorée de fleurs où son épouse et ses enfants nous accompagnent. Un de ses fils apporte alors un beau coffret de bois dont il retire un magnifique bronze qu’il me remet.

C’est une œuvre de Roger Bourgault, sculpteur, qui représente un médecin de famille, légèrement courbé, libérant ses oreilles de son stéthoscope de sa main gauche et qui tient un thermomètre dans l’autre. Sa trousse pour visite à domicile à ses pieds, on le devine au chevet d’un malade. Il est mince et élancé, comme certains personnages du Greco, comme le voit sans doute un petit bonhomme de 10 ans étendu en levant ses yeux fiévreux sur cet inconnu debout à côté de son lit. Il se dégage de ce bronze une impression d’inquiétude amplifiée par le sentiment d’urgence que le mouvement du docteur retirant son stéthoscope, dont une branche est encore dans une oreille, laisse deviner. Je soupçonne que la très bonne mémoire de mon patient lui a permis de décrire au sculpteur la scène comme il l’avait vécue et que celui-ci l’a rendue fidèlement dans le bronze.

Peut-on imaginer l’état second dans lequel j’ai été alors précipité ? Jamais avant ce moment les mots ne m’avaient manqué pour m’exprimer, mais là, j’étais sans voix, sans mots, comme sonné par le retour d’un sympathique et inattendu boomerang rentrant d’un long périple commencé le décembre 1956 et se terminant ici le 2 Février 2002.

Que fallait-il donc à cet enfant pour que, devenu homme, il s’impose un tel devoir de reconnaissance ? Assurément, la fermeté de la mémoire. Comme il le dit : « la reconnaissance a bien meilleur goût que l’oubli »

Marcel BOULANGER, médecin honoraire à l’Institut de cardiologie de Montréal (relayé par Bernard SENET)

* au Québec, un rang est une longue traverse conduisant à une ferme

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